26 janvier 2017

ANALYSE : Alep ou l’échec d’une certaine morale

Emmanuel GOFFI

Pendant que le Conseil de sécurité des Nations Unies se débattait pour rédiger des résolutions, Alep se débattait pour survivre. Entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être, il apparaît que l’Organisation des Nations Unies (ONU) n’est pas capable de trancher. Toute la complexité des relations internationales a été tragiquement illustrée par l’inertie de l’ONU et les atermoiements de la communauté internationale en Syrie. La realpolitik est venue rappeler violemment aux plus optimistes que la morale bienveillante et supposée universelle portée par les Nations Unies n’occupe certainement pas la tête de liste des considérations de l’ensemble des acteurs de la scène internationale. La récente attaque terroriste contre un marché de Noël subie de plein fouet par l’Allemagne et qui s’ajoute à la triste, et déjà trop longue liste, des attentats qui frappent de nombreux pays dans le monde, amène à s’interroger sur la validité du modèle de morale universelle qui irrigue les discours doux-heureux de certains.

Avant tout débat, mettons-nous d’accord sur un point : contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs, la morale n’est pas absente des relations internationales. N’en déplaise aux idéologues, mêmes les actes les plus odieux répondent à une certaine morale. En contrepartie, il est évident que les critères moraux des terroristes ne sont pas ceux de l’ONU. En d’autres termes, il ne s’agit pas de rejeter la morale comme déterminant de l’action pour les acteurs étatiques et non-étatiques. Il s’agit de relativiser la portée d’une morale idéaliste fondée sur l’affirmation de son universalité. Dans un message posté sur Twitter le 20 décembre, le Président-élu des Etats-Unis, écrivait : « Aujourd’hui la Turquie et l’Allemagne ont été victimes d’attaques terroristes – et cela ne fait qu’empirer. Le monde civilisé doit changer sa façon de penser ! ». Laissons de côté un instant les éventuels désaccords sur les positions politiques de M. Trump et posons-nous la question objectivement : devons-nous revoir notre vision du monde ou devons-nous continuer sur la même voie ?

La question est sans aucun doute complexe et il n’existe pas de réponse toute faite comme il n’existe pas de remède miracle aux maux de notre époque. Cependant, refuser de débattre de la pertinence de notre modèle moral nous enferme dans les mêmes travers que ceux que nous combattons : ceux d’une idée élevée au rang d’idéologie qu’il serait impossible de remettre en question sous peine d’être condamné pour trahison morale et ostracisé. La morale est relative, tenons-le-nous pour dit. Tout au plus pouvons-nous déterminer des grandes tendances partagées par un certain nombre d’acteurs. Il n’existe pas de morale universelle, parce qu’il n’existe pas de valeur universelle et parce que la morale supposée absolue et universelle est, en fait, subordonnée à des considérations contingentes et relatives qui la font inévitablement bouger sur la liste des priorités de chaque acteur concerné. Il n’existe pas de valeur universelle, parce que notre compréhension du mot « valeur » est lui aussi contingent et lié à des facteurs culturels divers et variés. Le sociologue Max Weber parlait d’ailleurs de « polythéisme des valeurs » pour exprimer cette diversité. Bien avant lui, nombreux sont les philosophes qui se sont essayés à définir le mot valeur sans succès. N’en déplaise à Monique Canto-Sperber, il n’existe nullement de « cœur de valeurs partagées par toutes les cultures » sur laquelle reposeraient « des normes universelles concrètes », et s’il est vrai que « la conscience de la nécessité de la morale dans les relations internationales est de plus en plus grande »[1], il n’en demeure pas moins qu’il reste à définir précisément de quelle morale il s’agit et de son éventuelle place dans la liste des nécessités des différents acteurs de la scène internationale.

Pour le moment, il semble que la communauté internationale au travers de l’ONU a fait le choix d’une morale déontologique dont le principal problème est son incapacité à s’adapter à des situations spécifiques. Développée par Emmanuel Kant, cette approche morale repose sur le postulat de l’existence de règles intangibles et invariables. Le philosophe de Königsberg défendait ainsi un droit à la vérité disqualifiant le mensonge dans les relations interpersonnelles, et ce, quelle que soit la situation et quelles qu’en soient les conséquences[2]. C’est cette approche, consistant à établir des règles indérogeables, parfois traduites en normes positives, qui irrigue aujourd’hui la pensée morale des Nations Unies. Les principes universalistes que suppose une telle morale se heurtent bien évidemment à la diversité soulignée précédemment. D’autre part, une focalisation excessive sur la déontologie tend à exclure la seconde perspective, qu’est le conséquentialisme, reposant sur une évaluation morale de l’action au regard de ses conséquences. Enfin, une compréhension superficielle de la philosophie kantienne conduit inévitablement à une application erronée des principes qu’elle établit. J’ai déjà eu l’occasion dans un autre contexte de souligner les limites d’une approche « low cost » de la déontologie kantienne[3]. La déontologie ne peut se résumer à l’établissement de règles morales arbitraires déclarées universelles et imposées comme telles.

Faut-il dès lors revoir notre copie ? Sans aucun doute. Il faut surtout initier un débat décomplexé dans lequel toutes les nuances morales auront droit de citer. Si le conséquentialisme de Francis Hutcheson, puis de Jeremy Bentham et de John S. Mill, ne semble pas faire l’unanimité, il doit cependant être intégré à nos réflexions sur la morale des relations internationales. Sans quoi, nous courrons le risque de créer une situation dichotomique voyant s’opposer les idéologues de la déontologie et les doctrinaires du conséquentialisme. Cette opposition existe déjà en relations internationales. Le débat entre les théories réaliste et idéaliste des relations internationales recouvre en partie les différences d’approches philosophiques, pragmatique et conséquentialiste pour la première, idéaliste et déontologique pour la seconde. Le risque associé à un tel manichéisme moral est de voir apparaître des positions antagonistes extrêmes in fine incontrôlables.

La montée des extrémismes et des populismes illustre cette fracture. Notre volonté d’imposer un modèle moral arbitrairement qualifié d’universel et notre refus d’écouter les points de vue opposés, jettent celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans notre orientation philosophique aux marges de la morale. Notre intransigeance n’a rien à envier à celle de ceux qui tentent d’imposer d’autres modèles. Il n’est qu’à regarder les luttes vaines et contre-productives que mènent les partis traditionnels à l’extrême droite en France. Luttes qui ne font que renforcer l’impression d’ostracisation de certains électeurs qui considèrent que leur voix n’est pas prise en compte et qu’ils sont de facto exclus du débat démocratique, et les jettent souvent par dépit dans les bras des d’un parti dont ils n’embrassent pas nécessairement l’ensemble des idées. L’élection de M. Trump reposant sur des positions qualifiées de populistes, terme péjoratif et ostracisant s’il en est, est l’une des conséquences de ces tensions philosophiques et de ce sentiment de mépris. Seul le débat, le vrai, celui qui accepte cette différence que nous louons par ailleurs comme une richesse, peut permettre de circonscrire le spectre moral dans des limites acceptables. C’est ce débat qui est également nécessaire aujourd’hui sur la scène internationale. Notre morale doit être questionnée à la lumière de nos contradictions. Louer la démocratie et exclure un parti ou une position du débat, chanter la paix et faire la guerre, valoriser la diversité et imposer un modèle de pensée, encenser la tolérance et rejeter certaines opinions, vanter la responsabilité et refuser les nôtres, autant de paradoxes qui jettent une ombre de suspicion sur la sincérité et la légitimité de notre morale.

Pendant ce temps, Alep s’est débattue pour survivre. Pendant que nous discutons du meilleur modèle moral et que nous feignions de nous indigner devant la souffrance du peuple syrien et l’impuissance de la communauté internationale, pendant que nous nous étonnions de la montée de l’intolérance et que nous jugions, intolérants nous-mêmes, à tour de bras celles et ceux qui ne partagent pas nos opinions morales, pendant que nous nous complaisions dans nos certitudes et nos complaintes de nantis, pendant que nous rejetions la faute sur les autres et que nous refusions toute forme de remise en cause de notre modèle supposé supérieur, Alep se débattait pour survivre. Le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, admettait lui-même que « nous avons collectivement laissé tomber le peuple syrien ». Triste constat pour une organisation dont la pierre angulaire est le cosmopolitisme moral. Alors, oui, il est plus que temps que le monde revoit sa manière de penser. Les leçons du Rwanda et de la Yougoslavie, les guerres mondiales, et les horreurs qui ont jalonné le 20ème siècle semblent ne pas avoir été pleinement retenues. Le monde est divers et toute tentative de nier cette diversité pour l’écraser sous le poids d’une quelconque morale universelle est voué à l’échec et pourrait avoir un effet dangereux totalement opposé à celui initialement recherché.

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[1] Monique Canto-Sperber, « Il existe un cœur de valeurs partagées par toutes les cultures », propos recueillis par Catherine Halpern, Sciences Humaines, Grands Dossiers n°2, « La moralisation du monde », mars-avril-mai 2006.

[2] Voir le débat entre Kant et Benjamin Constant sur le « droit de mentir par humanité ».

[3] Emmanuel Goffi, « There is No Real Moral Obligation to Obey Orders: Escaping from ‘Low Cost Deontology’ », in Andrea Ellner, Paul Robinson, David Whetham (eds.). When Soldiers Say No: Selective Conscientious Objection in the Modern Military, Aldershot, Ashgate, 2013, pp. 43-68.


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